Carte blanche :
« Ceux qui travaillent » d’Antoine Russbach (2018).
par Jean-François Vilanova, association « Lumière
du Sud »
Antoine Russbach et Olivier Gourmet pour
« Ceux qui travaillent » (2018)
Le Six N’étoiles de
Six-Fours diffusait le 15 mars le film d’Antoine Russbach (Suisse-Belgique)
dans le cadre de sa 10ème Carte blanche.
Un film d’une grande
noirceur qui offre une plongée dans le monde impitoyable du commerce
international à travers un personnage de monstre.
Et qui pose en filigrane une
question existentielle : la rédemption est-elle possible quand un individu
a commis l’irréparable ?
Portrait d’un monstre
au service du fret maritime mondial…
Frank Blanchet (Olivier
Gourmet) est cadre supérieur dans une entreprise de fret maritime. C’est un
homme de responsabilité dont la vie est structurée par son travail plus que par
sa famille. Il est froid, dépourvu d’humanité et d’empathie.
A la maison, il mène son
petit monde manu militari – sa femme et ses cinq enfants-, a l’instar du lever
matinal autour de tasses de café qu’il apporte avec Mathilde (Adèle Bochatay)
sa plus jeune fille… directement dans les chambres.
Un événement inattendu
survient lors d’une traversée. Un clandestin qui a embarqué en Afrique est
soupçonné d’être porteur du virus Ebola. Quelle décision Frank Blanchet peut-il
prendre ? Faire revenir le porte-conteneur ? Prendre le risque d’une
quarantaine ?
La logique financière
s’impose. Frank prend la décision radicale de demander que « l’on se
débarrasse du clandestin » (ce sont ses termes) sans consulter sa
hiérarchie.
On est saisi(s) d’effroi
devant la monstruosité de la décision et l’absence de morale: un crime
commandité par téléphone, une mort sur ordonnance non écrite en somme.
Dans ce tout petit monde,
tout finit par se savoir et cette décision lui coûte son poste. Sa ligne de
défense au service de l’entreprise n’a pas convaincu la direction. Sa vie
bascule.
…Un monstre qui
s’effondre et accède pour la première fois à son humanité…
Dès lors, nous assistons à
l’effondrement complet du personnage de Franck Blanchet. Il se délite
littéralement sous nos yeux même s’il se garde bien d’informer femme et enfants
de la situation et se lève chaque matin en feignant de rejoindre son poste.
L’ art de sauver
momentanément les apparences, car en parallèle Franck tente de rebondir en
cherchant un nouveau poste, en faisant procéder également à un nouveau profil
de compétences et en rejoignant un groupe de parole où il apprend à parler pour
la première fois de lui.
On y apprend que le milieu
fermier dans lequel il fut élevé traitait les enfants comme les bêtes en leur
donnant des coups quand ils refusaient d’avancer.
Genèse d’un monstre,
origine du mal.
C’est dans l’épreuve
terrible du déclassement social que Frank accède pour la première fois de sa
vie à son humanité. Il reconnaît l’horreur de son acte, en parle à sa femme,
ses enfants l’apprennent également.
…Mais un monstre dont
la vie n’est qu’en sursis ?
C’est parce qu’il se fait
horreur qu’il envisage pour lui l’irréversible.
Et c’est dans ce moment
extrême et parce qu’il a accédé à son humanité que sa plus jeune enfant,
Mathilde, lui fait envisager différemment la situation. Mathilde, élève intelligente
qui incarne la valeur travail à ses yeux, qui porte un regard acéré sur le
monde et qui adore son père, lui apparaît comme une possibilité de rachat. Elle
incarne la pureté qu’il reconnaît et qui pourrait la sauver.
Et c’est en toute lucidité
cette fois, qu’il signe son nouveau contrat de travail après bien des
hésitations. Un poste à risques dont il ne voulait pas, mais qu’il abordera sans
illusion, car Frank a compris que la famille est bien sa priorité et sa planche
de salut.
Pourtant rien n’est acquis
et le dernier plan du film – Frank assis sur le bord du canapé – entouré pour
la première fois des siens – ressemble fort à celui d’un homme au bord d’un
précipice. Finira-t-il par tomber ?
Le premier film d’un
trilogie initialement imaginée par A.Russbach
A l’origine, A.Russbach
avait imaginé trois films reprenant la trilogie médiévale : « Ceux
qui combattent » (les chevaliers donc la noblesse) , « ceux qui
prient » (les religieux donc le clergé) , « ceux qui travaillent »
(les paysans, les artisans).
Son objectif était de
passer cette ancienne division au crible de la société contemporaine. Il n’a à
ce jour réalisé que l’un des trois volets. Cela reste son unique film.
« Ceux qui
travaillent » est une attaque en règle contre un certain monde du travail,
le plus engagé dans la mondialisation économique et financière et qui nous
nourrit au quotidien.
Ramené au parcours d’un
seul individu à responsabilité, Frank Blanchet, il pose clairement la question
de ce que l’on est prêt(s) à sacrifier pour une entreprise et… sa réussite
professionnelle.
Le résultat est
terrifiant.